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Pour prendre une décision, il faut être un nombre impair de personnes, et trois c'est déjà trop.
Georges Clemenceau.
Le Caire, 6 avril 1937
Taymour Loutfi posa sa montre-bracelet sur la tablette de la salle de bains et s'apprêta à se raser. Il serra une lame neuve entre les dents du rasoir de sûreté, se mouilla le visage à l'eau chaude, trempa le blaireau dans l'eau, puis fît monter une mousse crémeuse en touillant le savon dans son bol. Il étala cette mousse sur ses joues, son menton et son cou, en évitant soigneusement la moustache. Ce fut à ce moment qu'il saisit son propre regard.
C'est une rencontre redoutable que celle d'un homme avec son reflet. Car celui-ci possède un pouvoir connu des magiciens ; il est doté d'une vie indépendante et, comme le sphinx, pose des questions qui, le plus souvent, commencent par celle-ci :
– Qui es-tu ?
Taymour fut décontenancé. Voilà près de vingt ans qu'il se rasait devant un miroir. Que lui arrivait-il donc aujourd'hui ? Peu importait, il fallait répondre.
Il commença à passer la lame sur la joue droite.
– Réponds !
Je suis un jeune homme de bonne famille et de bonne moralité. J'ai été un fils aimant et maintenant je suis un mari aimant. Ma femme m'a fait le don de deux enfants. Hicham et Fadel. Je suis député du seul parti d'opposition. Je suis un homme intègre. J'ai suivi, tant bien que mal, les préceptes du Coran et je me bats depuis des années pour mon pays...
Le reflet ne paraissait pas convaincu.
– Taymour, hier soir tu as fêté tes quarante ans. Tu t'empâtes physiquement et mentalement. Prends garde, tu es un notable aujourd'hui, mais tu risques de tourner bientôt au vieux croûton. Si un coup d'État venait à se produire en Égypte, à l'image de celui fomenté en Irak par le général kurde Bakr Sidqi, tu passerais certainement pour un vestige du passé.
Taymour avait fini de se raser ; il se regarda, songeur.
Je vieillis. Je vais vieillir tous les jours un peu plus. Effrayante perspective.
– Taymour !
Il se retourna.
Lorsqu'il vit les traits décomposés de son père, il comprit qu'un drame venait de se produire.
Loutfi bey bredouilla en se retenant au chambranle de la porte :
– Elle est partie...
– Quoi, père ? Qui ?
– Dans le salon... elle...
Taymour n'attendit pas la suite.
Sa mère était assise ou plutôt affalée dans un fauteuil, les bras pendant de part et d'autre des accoudoirs. Le teint était terreux, l'expression faisait peur.
Il s'agenouilla auprès d'elle, lui prit la main et répéta comme un automate :
– Marna, marna, marna...
Il n'y eut aucune réaction.
Seule la voix de Loutfi bey résonna, qui murmurait entre deux sanglots :
– Que vais-je devenir ? Que vais-je devenir sans elle ?
*
Haïfa, le même jour
Josef Marcus fit non de la tête lorsque Nadia Shahid lui présenta le plat de pâtisseries.
– Merci. Je ne sais pas ce qui m’arrive, mais depuis quelque temps, rien ne passe.
– Ne cherchez pas, Josef. C'est le foie. Je vais vous confier un remède miracle : buvez tous les matins à jeun un demi-verre d'eau tiède, avec un citron pressé et une cuillerée d'huile d'olive et, dans deux semaines, vous vous sentirez aussi frais qu'un jeune homme.
Marcus approuva distraitement.
– Comment les choses se passent-elles ? s'informa-t-il avec une gravité soudaine.
– Que voulez-vous dire ?
– Je me fais du souci pour vous. J'imagine que la vie n'est pas facile depuis que Hussein nous a quittés.
Il releva la tête et la fixa.
– Vous ne manquez de rien ? Tout va bien ?
Elle opina, émue.
– Oui, oui, ne vous faites pas de souci. Tout va bien.
Il insista.
– Vous êtes sûre ? Parce que, sinon, rappelez-vous, je suis là. Hussein était un frère pour moi. Si vous avez le moindre…
Une voix sèche l'interrompit :
– N'ayez crainte, monsieur Marcus ! Nous n'avons besoin de personne et certainement pas besoin de charité.
Soliman se tenait sur le seuil. Visage fermé.
Le Juif fit mine de ne pas avoir perçu l'ironie du ton et lança :
– Salam aleïkoum, Soliman.
– Que faites-vous ici ?
– Curieuse question. Il n'y a pas longtemps encore tu n’aurais jamais posée.
– Josef est venu prendre de nos nouvelles, se hâta d'expliquer Nadia. Il s inquiétait pour nous et...
Soliman ricana.
– Vous auriez mauvaise conscience, monsieur Marcus ?
– Mauvaise conscience ?
– Selon vous, de quoi mon père est-il mort ?
– Encore une étrange question. Au dire de tous, d'une attaque. Je...
– Non ! Mon père est mort de chagrin ! Son cœur n'a pas résisté au désespoir de voir son entreprise péricliter, son pays disparaître tous les jours un peu plus, et tout ce sang versé. Voilà de quoi mon père est mort.
Il pointa son doigt sur Marcus.
– C’est vous ! Vous et vos coreligionnaires sionistes qui en êtes responsables ! Vous ! Le soi-disant peuple élu ! Comme si le reste des humains n'était que des vers de terre, vomis par Dieu !
– Soliman, se récria Nadia affolée. Tu n'as pas honte ! Je t'interdis de parler sur ce ton ! C'est ignoble !
Josef leva la main en signe d'apaisement.
– Ce n'est pas grave, Nadia.
Il se leva et s'approcha de Soliman.
– Coupable, as-tu dit ? Je vais t'étonner, mon fils. Je veux bien porter le poids de cette terrible accusation, encore que je la trouve profondément injuste. Au nom des miens, j'implore même ton pardon. En revanche, je n'accepte pas ton allusion au « peuple élu ». C'est une insulte faite à l'humanité tout entière !
– Vous...
– Tais-toi ! Écoute plutôt. Il est écrit dans la Torah « Aujourd'hui, tu as fait promettre à l'Éternel qu'il sera ton Dieu, afin que tu marches dans ses voies, que tu observes ses lois, ses commandements et ses ordonnances, et que tu obéisses à Sa voix. Et aujourd'hui, l'Éternel t'a fait promettre que tu seras un peuple qui lui appartiendra comme il te l'a dit[91]. Tu as bien entendu, fils de Hussein Shahid ?
Il répéta :
– « Tu as fait promettre à l'Éternel qu’Il sera ton Dieu. »
Et Marcus enchaîna :
– Et il est dit aussi : « Josué dit au peuple : Vous êtes témoins contre vous-mêmes que c'est vous qui avez choisi l’Éternel pour le servir. Ils répondirent : "Nous en sommes témoins"[92]. » Les Sages d'Israël diront plus tard : « Dieu demanda à tous les peuples de recevoir sa loi et, lorsqu'ils refusèrent, il s'adressa à Israël qui répondit : nous le ferons. » Tu comprends donc que ce n'est pas Dieu, selon notre foi, qui a choisi Israël, mais Israël qui a choisi Dieu : telle est la vérité historique !
Il posa une main tremblante sur l'épaule de Soliman.
– J'ai aimé ton père. Plus que tu ne l'imagines. Aussi je t'en conjure, quand il te vient des pensées aussi blasphématoires, pense à lui.
Il alla vers Nadia, l'enlaça et quitta la maison.
*
Académie militaire d'Abbassieh, le lendemain
Il ne s'était jamais déshabillé devant personne. Mais celui qui l'exigeait était un médecin-major, quadragénaire à la moustache mélancolique et au nez chaussé d'un lorgnon instable.
Contact froid du stéthoscope sur la poitrine. Auscultation. ? Palpations.
– Rhabillez-vous. Asseyez-vous là.
Examen des dents. Puis de la vue. 20 sur 20.
– Vous avez eu des maladies ?
– Une indigestion de temps en temps.
Le médecin alla se rasseoir à son bureau et inscrivit ses observations.
– Vous êtes apte au service. Demain vous serez interrogé par la commission. Bonne journée.
Gamal Abdel Nasser s'inclina, remercia le praticien et ressortit par la salle d'attente, où sept candidats s'apprêtaient à lui succéder l'un après l'autre. Il emprunta le long couloir de l'Académie militaire de Abbassieh, où résonnaient des semelles ferrées, traversa la cour et alla attendre l’autobus qui le ramènerait à l'Ezbéquieh.
Le soir, Aziz Mouharram l'invita au cinéma Lux. On y projetait un film américain. Des soldats d'un autre temps couraient après des Indiens à cheval et tiraient des coups de feu. Les Indiens roulaient par terre et les chevaux les piétinaient. Est-ce qu'à l'armée on lui apprendrait à monter en selle ?
– Gamal Abdel Nasser !
Rasé de près, dans une chemise fraîche, il se leva. La sentinelle le fit passer dans une longue salle, au fond de laquelle sept militaires galonnés siégeaient derrière une longue table couverte d'un drap vert.
– Avancez !
Ils le jaugèrent du regard. Sans enthousiasme apparent.
– Que fait votre père ?
– Fonctionnaire à la poste.
– Quel grade ?
– Fonctionnaire, c'est tout.
– De quel coin êtes-vous ?
– Beni-Morr.
– Fallahine, des paysans donc.
– Oui...
– Des officiers dans votre famille ?
– Aucun.
– Pourquoi souhaitez-vous entrer à l'Académie ?
– Pour servir ma patrie.
– Quelqu'un vous a-t-il recommandé ?
– Recommandé ?
– Vous m'avez bien compris.
– Vous voulez dire... parrainé ? Non.
– Avez-vous participé aux manifestations du Midan Ismaïlia ?
– Oui...
– C'est bien, vous pouvez disposer. Nous vous ferons connaître notre décision par la poste.
La réponse arriva une semaine plus tard. Le cœur battant, il décacheta l'enveloppe de papier brun. Candidature refusée.
Et maintenant, que faire ? Végéter ? Se laisser crever ?
Il n'en était pas question ! Il allait risquer le tout pour le tout.
Il se leva, enfila sa veste râpée, la seule, et sortit de la maison, pleinement conscient de son inconscience. Se rendre au domicile du nouveau secrétaire d'État, le général Ibrahim Khaïry pacha ? Sans rendez-vous de surcroît ? Peu importait, puisqu'il n'avait plus rien à perdre.
Une heure plus tard, il sonnait chez l'officier.
Un domestique lui ouvrit.
– Vous souhaitez rencontrer Son Excellence ? Impossible ! Il est occupé.
– J'attendrai.
– Il est occupé, te dis-je !
– J'attendrai le temps qu'il faudra.
Devant le ton déterminé du visiteur, le domestique finit par se résigner. Il s'éclipsa pour réapparaître peu après.
– Le pacha t'attend. Suis-moi.
Gamal fut introduit dans une grande pièce aux volets clos. Le général était assis, les mains posées bien à plat sur la surface de son bureau.
– Alors ? Que désirez-vous ?
– Déjà vous remercier de m'avoir reçu.
Le général attendit la suite.
– C'est à propos de l'académie militaire.
– Oui ?
– Je ne bénéficie pas de passe-droit.
– Je ne vous comprends pas.
– Il semble que les étudiants n’ont de chance d’y être admis que s'ils sont... recommandés.
– Vous voulez dire… pistonnées ?
Gamal opina.
– Avez-vous présenté une demande ?
– Absolument. Et j'ai passé avec succès l’examen médical. On m'a quand même refusé l'accès. Il est vrai que je ne suis qu'un fils de facteur.
Il prit une courte respiration, puis :
– Mon général, dites-moi, franchement si c'est la règle du népotisme qui prédomine et je laisserai tomber.
Khaïry parut troublé par l'audace dont faisait preuve ce jeune homme. Quelques secondes passèrent, il suggéra :
– Représentez-vous à la prochaine session.
– Mais...
– Représentez-vous.
Nasser obtempéra.
Une semaine plus tard, il se retrouva pour la seconde fois devant le comité, celui-là même qui lui avait signifié son refus. À une nuance près : c'était Khaïry pacha qui présidait.
La voix du général tonna :
– Admis !
Enfin ! Enfin le destin semblait lui sourire. Il avait dix-neuf ans. À l'avenir, tous les rapports le confirmeraient : « Le cadet est un bon sujet. »
*
Une maison aux environs de Haïfa, 8 juillet 1937
– Soliman, Mourad, je vous en conjure ! Si on venait à vous poser des questions, vous ne savez rien, vous n'avez rien vu, rien entendu, vous ne connaissez personne !
Mourad n'avait jamais apprécié de recevoir des ordres, pourtant il acquiesça. Et pour cause, son interlocuteur ne pouvait qu'inspirer le respect. D'abord parce que depuis peu il était l'époux de Samia, et surtout, parce que c'était Abd el-Kader el-Husseini, désormais figure emblématique de la résistance. Vêtu d'un short et d'une chemise grise sous un ample manteau, la tête couverte du keffieh, Abd el-Kader aurait pu passer pour un simple chef de clan. Seuls ses gros brodequins militaires trahissaient des activités moins paisibles. Il était entouré de Latif el-Wakil et d'une dizaine d'hommes. À leurs pieds, deux caisses, couvercles descellés et une dizaine de Mausers 7.64 luisant dans la pénombre.
– Wehyat Allah, supplia Samia en saisissant le bras de son mari, au nom de Dieu, sois prudent.
– Elle a raison, approuva Mourad. S'il t'arrivait quelque chose, Abd el-Kader mon ami, nous perdrions cent hommes d'un coup.
Il montra le ventre rond de sa sœur.
– Et pense à ton futur enfant. Elle ou lui va avoir besoin d'un père.
– Ne vous inquiétez pas mes amis. J'ai signé un pacte avec la mort. Elle ne me prendra pas avant que la Palestine ne soit libérée.
– Elle ne te prendra jamais ! se récria Samia. Jamais. Je ne t'ai pas attendu toutes ces années pour te perdre.
Abd el-Kader la serra tendrement contre lui. Elle parut menue tout à coup. Pourtant le Palestinien était à peine plus grand de taille qu’elle. Avec son visage rond, plein de vie, animé par une fine moustache noire, il semblait si jeune, si vulnérable aussi.
– L'opération est-elle toujours prévue pour demain soir à Kfar Sofer ? s'enquit Soliman.
– Oui, confirma Latif.
– Alors, laissez-moi me joindre à vous !
Tous les regards convergèrent vers Soliman.
– As-tu perdu la tête ? s'exclama Mourad, incrédule.
– Je veux y aller !
– Toi ? Toi, l'âme rêveuse ? Le poète ?
– Oui. On change, vois-tu.
– Mon pauvre ami, ironisa Mourad, tu n'as jamais su manier autre chose que la plume ! Qu'est-ce qui te prend ?
– D'ailleurs, ajouta Latif el-Wakil, ce serait du suicide. Tu es myope comme une taupe. Nous n'avons pas un seul combattant qui porte des lunettes.
Soliman haussa les épaules.
– Eh bien, je serai le premier !
Abd el-Kader répliqua fermement :
– Pas question ! Tu resteras sagement ici en compagnie ton frère.
– Avec tout le respect que je te dois, je te rappelle que j'ai trente-cinq ans. Ce ne sont pas les trois ans qui nous séparent qui font de mon frère mon gardien.
– Soliman ! gronda ce dernier. Cesse de faire l'idiot !
– Je préfère passer pour un idiot plutôt que pour un lâche !
– Un lâche ? Qu'est-ce que tu insinues ?
Samia s'interposa, prise de panique.
– Calmez-vous, calmez-vous ! Tu viens de le dire : vous n'avez plus quinze ans !
– Non ! insista Mourad, je veux qu'il s'explique !
Saisissant Soliman par le col, il questionna :
– De quel lâche parles-tu ?
L'autre resta silencieux.
– Réponds !
– Je n'ai rien à ajouter.
– Allons, du calme, vous deux, intervint Latif. Du calme !
– Parle !
– Très bien, Mourad. Je t'observe depuis des années. Tu as toujours été le premier à manifester ta fougue, ta révolte, ta passion, ta frustration. Tu as même quitté l'Égypte pour revenir vivre ici. Mais maintenant qu'il s'agit de se battre, tu te dérobes ?
Il désigna les caisses.
– C'est quand même toi qui as obtenu ces armes. Pourquoi ? Pour que les autres aillent se faire tuer à notre place ?
– Faux ! protesta Latif. Ces armes, Mourad n’an voulait pas. C'est moi qui l'ai influencé, moi qui ai tout organisé. Je ne lui ai pas laissé le choix.
Soliman haussa les épaules.
– Peu importe ! Il n’y a aucune raison pour que ce soit vous qui vous battiez et pas nous.
– Il suffit, maintenant ! ordonna Abd el-Kader. C'est la guerre, Soliman. Pas de la littérature.
Il se tourna vers Mourad et ordonna :
– Surveille-le ! Il est capable de tout foutre en l'air.
*
Le lendemain soir, kibboutz de Kfar Sofer
Dix flèches enflammées strièrent la nuit. Les pointes, enduites d'une couche de poix, volèrent par-dessus l'enclos et se fichèrent dans les panneaux préfabriqués des maisons les plus proches. Le feu commença à les dévorer comme des panthères qui se seraient jetées sur des buffles. Une onzième flèche tomba sous un camion bâché.
Des cris jaillirent. Un hurlement de sirène.
De nouvelles flèches fusèrent et presque immédiatement des ombres cagoulées bâtirent en retraite vers les bosquets d’orangers. Elles avaient à peine disparu que des projecteurs montés sur trois pylônes balayèrent le paysage. Des individus échevelés surgirent des maisons. Une voix cria en allemand. Si les hommes d'Abd el-Kader avaient compris cette langue, ils auraient entendu : « Ils ne peuvent pas être très loin, la porté de flèches ne dépasse pas une centaine de mètres. »
Aussitôt, plusieurs détonations retentirent. L'un des projecteurs explosa, crachant une gerbe d'étincelles.
Autres détonations. Un deuxième projecteur implosa à son tour.
Les tireurs sortis du kibboutz répliquèrent. Une salve mitrailla le bosquet d'orangers. Un cri. Un gémissement. Un bruit de corps qui heurte le sol.
Une ultime déflagration fit trembler les étoiles. Le camion bâché venait de voler en éclats. Les tireurs du kibboutz se retournèrent, désemparés.
– Repliez-vous avec les blessés ! Nous vous couvrons, ordonna Abd el-Kader.
Deux moteurs vrombirent, puis s'éloignèrent. Abd el-Kader et quatre de ses compagnons, toujours cagoulés, gagnèrent à reculons la troisième voiture. Latif el-Wakil se mit au volant. Au moment où il démarrait, une balle fracassa la lunette arrière. S'en servant comme meurtrière, l'un des Palestiniens y glissa son Mauser, prêt à tirer sur d'éventuels poursuivants. Personne. Les habitants du kibboutz avaient sans doute préféré maîtriser l'incendie plutôt que de s'engager dans une course-poursuite stérile. Latif appuya à fond sur l'accélérateur la Humber bondit.
Après un moment, Abd el-Kader demanda :
– Y a-t-il un blessé parmi vous ?
– Moi, répondit une voix à l’arrière.
Celui qui venait de s'exprimer ôta sa cagoule et ajouta :
– Ce n'est rien. Une balle dans la cuisse. Je...
– Toi ? Toi ici.
Latif, qui, dans le rétroviseur, venait de reconnaître son cousin, faillit perdre le contrôle de la voiture.
Abd el-Kader s'écria à son tour :
– Soliman. ?
– En chair et en os.
– Comment diable as-tu fait pour arriver au kibboutz ?
– Peu importe, dit le « poète », en étouffant un cri de douleur.
Abd el-Kader retira à son tour sa cagoule, laissant apparaître un visage livide.
– Personne ! Tu m'entends ? Personne ne désobéit à mes ordres ! Tu es un inconscient. Tu aurais pu provoquer un désastre !
– Tout s'est bien passé, non ?
– On aurait dû t'enfermer ! pesta Latif.
– Peut-être. Mais, malgré mes lunettes, j'ai tout de même réussi à faire sauter l'un des projecteurs.
– On s'en fout !
Un silence glacial s'installa jusqu'à leur arrivée devant la maison de pierre où ils s'étaient réunis la veille.
Les deux autres voitures déboulèrent presque au même moment.
On fit le compte des blessés. Quatre. Dont deux grièvement touchés. Un mort. Abd el-Kader envoya un homme avec un véhicule quérir un médecin de confiance et s'approcha de Soliman qu'on venait d'allonger sur une dekka[93]
– Rends grâce à Dieu. Tu as eu beaucoup de chance.
Il répéta :
– Tu as eu beaucoup de chance...
Soliman ne fit aucun commentaire.
Jamais il n’avait eu aussi peur de sa vie.